Interview Juliette Keohane
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Interview Juliette Keohane

Juliette Keohane

Doctorante au sein du laboratoire de sciences de gestion de Polytechnique, Juliette Keohane s’intéresse de près à l’artisanat dans les industries dites “traditionnelles”. Elle nous explique aujourd’hui à quel point la notion d’artisanat est difficile à définir.

COMMENT DÉFINIR UN ARTISAN ?

Dans l'imaginaire collectif, l’artisan est une personne seule dans son atelier avec ses outils, il travaille de ses mains et n’utilise aucune machine. Cependant, la réalité est bien différente. D’ailleurs, l’INSEE définit l’artisan comme une “personne physique ou morale qui n'emploie pas plus de 10 salariés et qui exerce à titre principal ou secondaire une activité professionnelle indépendante de production, transformation, réparation et prestation de service relevant de l'artisanat”. Mais ça veut dire quoi production, transformation etc ? Pourquoi est-ce que quand on est 15 on ne rentre plus dans la case artisanat ? On voit bien que cette définition n’est pas cohérente avec la réalité.

DANS CE CAS, COMMENT ÉLARGIR LA DÉFINITION DE L’ARTISANAT POUR QU’ELLE ENGLOBE TOUTE LA RÉALITÉ ?

Jusque dans les années 2000, on opposait toujours l’artisanat à l’industrie. Aujourd’hui, on arrive à intégrer l’artisan dans l’industrie à travers la notion d’artisanat industrialisé. On le distingue alors de l’artisanat traditionnel, plus proche de celui de notre imaginaire collectif. Dans l’artisanat traditionnel, l’artisan possède des compétences spécifiques, pointues, et travaille avec dévouement sur son produit, qu’il fabrique souvent de A à Z, dans une démarche d’exploration permanente. Dans l’artisanat industriel, l’artisanat rentre dans le service de la production industrielle mais spécifique à des champs qui ne peuvent pas être répliqués à la machine. Les compétences de l’artisan sont alors très codifiées et facilement transférables. Le travail se fait souvent à la chaîne et laisse peu de place à l’identité de l’artisan.

Avec ces définitions, l’artisanat regroupe beaucoup de professions, par exemple, la recherche et la programmation. Il s’articule autour de la tension entre l'humain et la machine, et comme les technologies évoluent très vite, y compris avec l’IA, la question de l'artisanat évolue beaucoup.

Y A-T-IL D’AUTRES DÉFINITIONS DE L’ARTISANAT ?

Oui. Aujourd'hui, une réinterprétation de la notion d’artisanat a lieu pour développer de nouvelles définitions. On parle par exemple d’ artisanat technique , quand la mécanisation est utilisée comme un outil pour augmenter la capacité humaine. L’exemple phare de ce type d’artisanat est l’horlogerie suisse : on n’est plus dans l’humain vs la machine, on a un savoir-faire, et on va l'augmenter par la machine. On trouve également l’ artisanat pur , qui rejette complètement la technologie. C’est le cas par exemple de la brasserie artisanale. Enfin, on a l’ artisanat créatif , dans lequel l’engagement humain est priorisé pour libérer la créativité humaine, et la mécanisation utilisée pour faciliter les expressions créatives. On comprend alors que l’artisanat peut être vu comme une tension entre l’humain et la machine, mais reste difficile à définir.

PEUT-ON RELIER ARTISANAT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE ?

L’impact de l’industrie dépend plus des modes de production que de l’artisanat en lui-même. Si on produit localement, on réduira forcément l’impact environnemental lié aux transports. De plus, l’artisanat peut avoir un impact économique et sociétal fort en créant des emplois et en développant des savoir-faire sur le territoire. Mais l’impact dépendra beaucoup du type d’artisanat mis en place. Par exemple, on peut considérer que les couturières chinoises sont des artisans, car il y a la main, mais pour quel impact ? Il faut se demander quel type d'organisation du travail on met en place, et avec quel impact sur l’humain, l’organisation et le territoire.

QU’EST-CE QUE LE CRAFT WASHING ?

Le craft washing est une tendance forte de ces dernières années, il faut y faire attention. C’est une entreprise qui met en avant le côté artisanal d’un produit, pour jouer sur la perception positive de l’artisanat qu’a le consommateur. Les marques utilisent ça pour vendre un produit, mais ce n’est que du marketing. C’est le cas par exemple de beaucoup de brasseries artisanales. Souvent, ce n’est pas faux au sens où il existe plusieurs définitions d’artisanat. Mais on ne sait pas de quel artisanat on parle. En soit, un jean H&M est artisanal si on prend la définition. Quand on fait la cuisine chez nous c'est artisanal. Ce n'est pas un jugement de valeur, ce n’est pas se demander si c’est bien ou mauvais. Mais quel type d'artisanat on veut, et qu'est ce qui est possible aujourd’hui.

UN DERNIER MOT ?

Contrairement aux idées reçues, le savoir-faire est quelque chose de dynamique, qui évolue en permanence ! C’est une nécessité pour l’artisan, car il peut y avoir des coupures dans la passation de l'artisanat, ou lorsque le marché n'est plus là, il doit pouvoir se différencier. C’est ainsi qu’on introduit de nouvelles technologies, ce qui fait évoluer constamment notre rapport au savoir-faire !

Aussi, un autre message important à faire passer est que, non, l'artisan n'est pas qu'une main !

Souvent, on pense de l’artisan qu’il est juste capable de travailler de ses mains. Or, de nouvelles études anthropologiques et sociologiques montrent que l’artisan est bien plus que ça. On peut le voir comme étant dans une résolution de problème toute la journée. Il doit être en capacité de s'insérer dans ses pairs (relations sociales), de négocier avec ses clients, doit avoir des capacités techniques et des connaissances sur l’objet et les outils qu’il utilise. Il faudrait plutôt dire que c’est un cerveau et une main !