Interview Juliette Keohane
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INTERVIEW | L’ARTISANAT DOIT-IL S'OPPOSER À L’INDUSTRIE ?

Juliette Keohane

Juliette Keohane est doctorante en sciences de gestion au Centre de Recherche en Gestion (CRG) de l’École Polytechnique en partenariat avec Terre & Fils, elle s’intéresse à l’artisanat dans les industries dites “traditionnelles” (laine, textile, chaussure). Elle nous éclaire aujourd’hui sur la notion d’artisanat dans un contexte de réindustrialisation.

COMMENT DÉFINIR UN ARTISAN ?

Définir l’artisan est un exercice complexe. L’artisan est souvent perçu comme une personne seule dans son atelier avec ses outils, qui travaille de ses mains et n’utilise aucune machine automatisée. Cependant, cette vision ne recouvre qu’une part de la réalité. Les différentes définitions proposées par les institutions ont également leur limite. Elles se focalisent souvent sur deux aspects : la dominante de l’activité manuelle dans la production et la taille de l’entreprise. La définition du Larousse parle d’un “travailleur indépendant” ou encore d’une “personne qui pratique un métier manuel selon des normes traditionnelles”. Tandis que l’INSEE définit l’artisan comme une “personne physique ou morale qui n'emploie pas plus de 10 salariés et qui exerce à titre principal ou secondaire une activité professionnelle indépendante de production, transformation, réparation et prestation de service relevant de l'artisanat”. Dans la littérature académique, deux critères permettent de distinguer l'artisanat d'autres approches plus standardisées de la production : les compétences distinctes et l’attitude. Ainsi l’artisan par ses compétences développe une forte maîtrise de la technique, caractérisée par une polyvalence importante c'est-à-dire une compréhension entière de la façon dont les différents aspects de la fabrication sont interdépendants. De plus, cette expertise incarnée s’intensifie grâce à l’expérience vécue. Outre l’aspect des compétences, les attitudes font partie d’un deuxième critère fondamental pour distinguer ce qui est artisanal de ce qui ne l’est pas. L’artisan mobilise un sens accru de dévouement à son travail, une adhésion à des conventions pour le raffinement des compétences techniques, un état d'esprit explorateur et une identité sociale forte définie par le métier. Cela ouvre la catégorie d’artisan à des métiers de service, éloignés du secteur manufacturier : le barbier, le barman ou encore un garagiste.

DANS CE CAS, COMMENT ÉLARGIR LA DÉFINITION DE L’ARTISANAT POUR QU’ELLE ENGLOBE TOUTE LA RÉALITÉ ?

Encore aujourd’hui, une opposition entre production manuelle et production automatisée est faite. Pourtant, dans la pratique, les compétences techniques et manuelles d'un employé peuvent tout à fait être mobilisées au sein d’un environnement industriel : on parle d’artisanat industrialisé. C’est notamment le cas dans la plupart des manufactures françaises. Dans ce cas, le travail humain est limité aux activités marginales qui ne peuvent être ni mécanisées ni automatisées. Ainsi, la maîtrise est circonscrite à des techniques spécialisées nécessitant un savoir-faire non réplicable par une machine. Ces méthodes de productions mixtes - manuelles et automatisées - se retrouvent dans de nombreux secteurs : le ferroviaire, la sidérurgie, l’aéronautique ou encore l’industrie du textile. Finalement, on peut dire que l’artisanat s’articule autour de la tension entre l'humain et la machine et la place de la machine dans la production. En termes de compétences, l’acquisition de savoir-faire techniques et rares permet de distinguer les artisans des travailleurs non spécialisés. Néanmoins, au niveau des attitudes, la subordination du travail artisanal à des processus de production industrialisés et mécanisés dilue le dévouement et restreint les possibilités de variation et d’exploration dans la conception.

Y A-T-IL D’AUTRES DÉFINITIONS DE L’ARTISANAT ?

Oui. Aujourd'hui, une réinterprétation de la notion d’artisanat a lieu. On parle par exemple d’artisanat technique, quand la mécanisation est utilisée comme un outil pour augmenter la capacité humaine. L’exemple phare de ce type d’artisanat est l’horlogerie suisse : la logique n’est pas l’humain contre la machine mais le savoir-faire se trouve augmenté par la machine. Cette dernière devient un outil pour perfectionner la technique et la créativité. On trouve également l’artisanat pur, qui rejette l’évolution technologique. C’est le cas par exemple de la brasserie artisanale. Enfin, on a l’artisanat créatif, dans lequel l’engagement humain est priorisé pour libérer la créativité humaine, et la mécanisation utilisée pour faciliter les expressions créatives. Ces différentes significations de l’artisanat et du rôle de la mécanisation dans la production ont des conséquences sur les savoir-faire et leur transmission. Pour l’artisanat technique, la maîtrise est définie par une connaissance intime des outils mécanisés, et la conscience des potentialités qu'ils offrent. La spécification et la codification des compétences sont possibles grâce à l'utilisation de qualifications formelles, de manuels et de spécialisation technique. Pour l’artisanat pur, l’accent est mis sur les compétences purement humaines qui nécessitent une maîtrise extrême, une polyvalence et une expertise incarnée. Elle se manifeste souvent par la capacité tacite et tactile d'appliquer des techniques de fabrication manuelle. Pour l’artisanat créatif, la maîtrise est définie par la prouesse esthétique. Les connaissances proviennent de l'acquisition d'une large base de compétences et l'affinement d'un style unique.

COMMENT L'ARTISANAT PEUT-IL ÊTRE MOBILISÉ AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ?

Le développement durable ne concerne pas seulement les problématiques environnementales ; il s'agit d'une préoccupation pour la longévité de la planète et de toutes ses formes de vie et, par conséquent, il nécessite un engagement en faveur de l'égalité sociale et des processus démocratiques et inclusifs, ainsi qu'une préoccupation pour les besoins des générations futures. Par conséquent, le développement durable englobe des aspects culturels, sociaux, économiques, environnementaux, éthiques et politiques. Les pratiques artisanales sont de plus en plus associées à des politiques progressistes d’émancipation, d’individualisation, de durabilité environnementale, de production et de consommation éthiques et locales. D’ailleurs, les recherches montrent que l'artisanat émerge en temps de crise, souvent en réponse à l'échec de la production et de la consommation industrielles à fournir les avantages sociétaux promis. La valeur environnementale de l'artisanat varie en fonction des différents métiers, des différents matériaux et des processus de production. Certains métiers, comme la vannerie de bambou et la teinture de végétaux, sont favorables à l'environnement, mais d'autres consomment de l'énergie. Davantage d'études sur l'approvisionnement en matériaux, l'énergie et les chaînes d'approvisionnement, ainsi que sur le système de cycle de vie des produits demandent à être poursuivies.

UN DERNIER MOT ?

L’artisanat évolue constamment en lien avec les innovations développées dans d’autres domaines. Les producteurs sont à la croisée de divers modèles de production et de connaissances : artisanales, technologiques et industrielles. Cela rend le potentiel de création et d’innovation dans les industries traditionnelles important. En plus, les technologies numériques et de communication apportent de nouvelles perspectives à l’artisanat que ce soit pour la production, la commercialisation, ou la distribution des produits.